J’avais le sentiment de n’avoir pas vraiment reçu de valeurs positives de la part de ma lignée paternelle et je voulais comprendre ce qu’il s’agissait pour moi de transmettre – ou, surtout, de ne pas transmettre – à la prochaine génération, d’un héritage familial dont on est toujours légataire, consciemment ou non. Il se faisait qu’une copine avait entrepris un parcours dans le chamanisme sibérien. Cela avait éveillé ma curiosité. Je lui ai soumis ma requête: contacter ma lignée paternelle. Deux mois plus tard, je recevais un coup de fil d’un lointain cousin pour m’inviter à la réunion familiale annuelle… où j’allais prendre connaissance de l’histoire de mon grand-père, Oscar. Une histoire assez triste, il faut le dire.
J’ai vécu cela comme une percée. Comme si j’avais dévoilé les plans d’un destin qui conspire à prendre connaissance de lui-même par des voies détournées, des chemins de traverse.
J’ai toujours été intrigué par les états modifiés de conscience, et aussi par ce qu’on appelle le « paranormal ». L’épisode paternel peut faire penser à un idée assez bénigne, une idée qui ne choquera pas trop dans les salons: quelle belle synchronicité! Mais peut-on vraiment s’empêcher de penser que ma copine aurait réellement provoqué l’appel du cousin, en titillant je ne sais quel plan de conscience appartenant à une autre dimension?
Et donc un jour je croise une vieille connaissance, un homme que je sais familier de différents types d’expériences psychédéliques. C’est un drôle de type: issu d’une vieille famille catholique, il a des penchants mystiques sous des dehors vieille Belgique sans chichis. Célibataire endurci, il ne travaille plus depuis longtemps et semble parti dans une quête interminable de la vérité ultime. Après qu’il m’a longuement parlé de son expérience avec le Santo Daime, un culte d’inspiration biblique qui incorpore la consommation d’ayahuasca dans ses cérémonies, je lui partage ma vive curiosité, pour ne pas dire mon enthousiasme, quoique teinté de circonspection.
On se revoit un peu plus tard. Le copain me parle des différents types d’entités que l’on rencontre dans cette réalité parallèle induite par les psychédéliques – car il ne connaît pas seulement l’expérience de l’ayahuasca. Des entités bienveillantes certes, on en trouve; mais d’autres sont littéralement démoniaques. Clairement, je préfère éviter. Il me parle alors d’un couple, quelque part en Flandre, qui s’occupera de me débarrasser de mes entités. Je n’avais pas le choix.
La séance de nettoyage spirituel devait se faire sous MDMA. A priori rien de trop désagréable. Tout se passe plutôt bien tandis que je parle de mes débuts dans la vie adulte, les yeux tout embués. Mais l’atmosphère est, comment dire?… pesante. Tout à coup, changement de scène: mes interlocuteurs ont mis des masques africains et lancé des percussions à tue-tête; ils se mettent à gesticuler. À l’évidence décontenancé, je perds un peu la notion du temps. Je me souviens seulement qu’il y a eu un dernier débriefing, pas très en phase... Puis direction ma chambre.
Je n’ai pas dormi. Avec le petit matin, je commence avoir une furieuse envie d’aller à la toilette, mais rien ne vient. Je réessaye 2 fois, 7 fois… 20 fois. Rien. Non seulement rien mais l’envie, la pression,… enfin,… c’était devenu de plus en plus douloureux. J’arrive à rentrer chez moi, dans une détresse épouvantable. Ça ne fait qu’empirer. À la fin de la journée, je me décide à aller à l’hôpital où j’ai la chance d’obtenir une consultation avec un urologue. Il conclut à la présence de calculs et me prescrit des alpha-bloquants, qui aident à relâcher les muscles de l’urètre. Quelques heures plus tard, mon problème était résolu.
Question n°1: y a-t-il un lien de cause à effet entre les évènements de la veille et ce malheureux épisode urétrique? À mon sens il n’y a que deux autres possibilités:
1°) la coïncidence;
2°) une forme particulièrement perverse d’empoisonnement, pour autant que ce soit médicalement possible.
Bien que j’avoue ne pas m’être renseigné sur cette dernière éventualité – qui me semble particulièrement improbable, aucune de ces 2 options ne me convainc.
Question n°2: qu’est-ce que j’ai éjecté?
Quoi qu’il en soit, à présent j’étais mûr pour aborder les choses sérieuses. Quelques semaine plus tard, j’étais revenu sur les lieux de mon exorcisme pour la deuxième expérience avec le LSD de ma vie. Pour la première, j’étais encore en philo et je préparais une seconde session sur Logique du Sens de Gilles Deleuze. Je dois avouer que je n’y comprenais pas grand chose, malgré de nombreuses relectures. Un ami d’ami dealait toutes sortes de choses, dont des petits buvards qu’il vendait très bien. C’est à lui que je dois d’avoir réussi mon examen: d’une façon ou d’une autre, les différents éléments de ce maudit livre avaient fini par s’emboîter et c’est même avec une certaine joie que je me suis soudain approprié cette matière. J’ai obtenu 16/20.
Cette deuxième expérience serait beaucoup moins joyeuse: je crois que je peux dire que j’ai vécu 12 heures d’une intense psychose. Le seul souvenir un peu net que j’en garde c’est que je me suis trouvé un long moment dans une cuisine lugubre, genre HLM d’une ex-république soviétique… d’une tristesse infinie. Hormis ça, et un début et une fin de trip passablement agréables, le reste de cette expérience n’était qu’une lutte effrénée contre la folie.
Au petit déjeûner, mes hôtes, qui semblaient quand même un peu consternés de m’avoir vu passer un aussi mauvais quart d’heure, affichaient en même temps un air… entendu. À deux ou trois reprises, ils m’ont dit: « maintenant tu sais… » et « tu dois protéger tes enfants». Je ne comprenais pas où ils voulaient en venir.
L’année d’après, puis encore un an après ça, j’ai participé à une cérémonie ayahuasca et ce, malgré les expériences plutôt terrifiantes que j’avais vécues. C’était un groupe relativement bigarré et sympathique. Je pense qu’on peut presque appeler ça une communauté. Le problème c’est qu’à partir du moment où, à la seconde séance, j’ai constaté la présence d’enfants, j’ai décidé de ne plus y remettre les pieds. L’expérience en elle-même était beaucoup plus positive.
La première fois, j’ai rencontré une grand-mère, très vieille, très ridée, très sage, qui m’a fait comprendre que je devais me faire confiance car j'étais sur une bonne voie,... et bien d'autres choses dans cette veine, qu'il serait difficile d'exprimer par des mots car cette communication était le plus intime et la plus sincère dont j'aie pu faire l'expérience... cela par un simple sourire dont j’ai instantanément compris le sens profond, sacré. Le décor tout en couleur et en formes géométriques respirait l'extase, la joie. Ce simple "clin d'œil" est resté gravé au plus profond de ma mémoire; il agit comme un talisman vers lequel je me tourne volontiers quand le doute m'envahit.
Ma seconde expérience, entâchée comme je l’ai expliqué d’un profond malaise, était néanmoins extrêmement plaisante sur le plan sensuel. La musique notamment – le groupe comporte quelques très bons musiciens et chanteurs, m’a litéralement transporté.
Ces expériences m’ont offert une ouverture sur un horizon extrêmement vaste et il était évident pour moi que je n’allais pas en rester là. J’ai trouvé que la qualité des expériences vécues dans ces états modifiés de conscience – un degré d’implication, de concentration extrême, par exemple – ne peut que mettre en perspective l’attitude la plupart du temps distraite, confuse et désinvolte que nous avons de nous comporter dans la vie quotidienne. Et puis, s’il n’y a pas de doute que l’attitude que l’on adopte avant d’entreprendre un voyage psychédélique est cruciale quant à la teneur de l’expérience, n’en est-il pas de même dans la réalité consensuelle? Mais alors, si les phénomènes vécus « sous influence » paraissent si réels, si vrais, si intenses, alors qu’ils dépendent à l’évidence de nos intentions, qu’en est-il de ce que nous percevons comme réel, comme vrai, dans la réalité de nos vies quotidiennes? N’est-il pas troublant qu’une quantité minime d’une molécule avec laquelle notre organisme entretient une affinité si particulière entraîne une telle modification de nos perceptions? C’est a fortiori encore plus vrai pour ce qui est de la respiration dite « holotropique » qui, par un phénomène d’hypocapnie (réduction de la quantité de CO2 dans le sang) propulse à peu près n’importe qui, en quelques à peine, dans un état de conscience modifié analogue à ce que peut vivre quelqu’un qui aurait pris du LSD, ce dont je peux témoigner à l'aune d'une expérience récente. Le voile couvrant le mystère me semblait tout à coup très ténu.
Pendant la crise du covid, que j’ai au passage assez mal vécue, j’ai donc poursuivi mon enquête sur la conscience. Premièrement, ayant 2 enfants en bas âge, la situation familiale pendant le confinement devenait franchement tendue. Comme j’avais la possibilité de me procurer une herbe de toute première qualité, j’ai commencé à vaporiser ce bon cannabis à peu près chaque soir, ce qui nous a franchement bien aidé à tenir le coup: au moins un de nous deux était calme et détendu à ce moment crucial de la journée où il faut faire à manger, nourir les enfants, les déshabiller, les mettre au lit, leur raconter une histoire,... Mais au-delà du réconfort, j'étais transporté dans une autre version de moi-même, capable d'un émerveillement sur lequel j'avais fait l'impasse depuis longtemps; au contact de mes enfants, je voyais avec leurs yeux, avec leur petit cœur tendre; je percevais le monde avec le sens de la nouveauté de toutes choses, avec une totale innocence. C'était précieux et unique.
C'est une époque où j'ai aussi appris à apprivoiser les effets subtils du microdosing de psilocybine: un remède miracle contre les ruminations excessives auxquelles j'étais en but pendant cette période solitaire. Malheureusement, il faut espacer les prises de 2 à 3 jours pour en ressentir les effets et en ce qui me concerne, tout travail intellectuel est alors à exclure. J’avais aussi fait une n-ième tentative de pratiquer la méditation régulièrement, sans grand succès. Les champignons m’ont donné accès ce que je qualifierais volontiers d’état de grâce: une disponibilité au monde et aux événements aussi banals soient-ils; un ego en sourdine, voire devenu muet; une forme d’équanimité rendue possible par l’intimité d’une joie qui rayonnait au plus profond de mon être.
Attention: je ne veux absolument pas que ce que je confie ici au sujet de ces puissants psychotropes soit interprété comme une apologie de leur consommation. Même si j’ai pu en tirer du bien-être, le moteur de mon intérêt pour ces substances a toujours été le désir de comprendre les mécanismes de la conscience. Ce sont des expériences profondes qui mettent en question notre rapport à la réalité; à ce titre, elles méritent une grande considération.
Dans ce domaine, je dirais 2 choses: premièrement, que certaines substances ne doivent être prises qu’accompagné de personnes avec qui on est en bonne intelligence. Ce que j’entends par là, ce sont des qualités telles que l’empathie, un alignement en termes de valeurs, une humeur positive... Partant, il y a 2 possibilités: la cérémonie et l’accompagnant. La cérémonie aura l’avantage de vous transporter sur une vague puissante d’énergie collective, généralement positive. L’accompagnant permet de se concentrer sur son expérience intime. Deuxièmement, il existe toute une littérature sur les substances psychédéliques. Là encore, il faut savoir user de discernement: s’agissant d’une expérience essentiellement subjective, il est important de pouvoir discerner ce qui nous appartient de ce qui ne nous appartient pas. Je met dans cette dernière catégorie tous les facteurs objectifs qui conditionnent toute expérience. Il y a des choses très « techniques »: qualité / quantité, durée, dangers, etc. Mais il y a aussi toutes sortes de facteurs culturels qui conditionnent nos réactions, nos attentes et il est important d’en prendre connaissance.
J’ai donc pas mal bouquiné sur toutes ces questions. Notamment Terence Mc Kenna, sur la signification culturelle de la différence entre drogues licites et illicites. Andrew Gallimore sur l’induction d’une réalité alternative avec la DMT. Et Rick Strassman sur les nombreux parallèles qui peuvent être faits entre expérience psychédélique et expérience mystique.
Parallèlement à ces lectures, je me suis aussi essayé à différentes techniques de méditation, avec plus ou moins de succès. Évidemment, la signification du mot « succès » dans ce domaine, est hautement sujette à controverses. À cette époque, je me servais beaucoup de l'app "Waking Up", développée sous l'impulsion de Sam Harris, un neuroscientifique et philosophe connu aux États-Unis, notamment, pour son militantisme athéiste. C’est une très belle app qui inclut des méditations guidées issues de multiples traditions. Cependant, à force d’écouter dialoguer Harris avec les différentes personnalités invitées à faire la démonstration de leur approche, j’ai fini par trouver que l’angle sous lequel il semble considérer la méditation et son pouvoir transformateur sur notre vision du monde et de la réalité me semblait déboucher sur un conception relativement sèche de l’existence. On associe d’ailleurs volontiers Sam Harris à Daniel Dennett et à Richard Dawkins, qui militent depuis toujours pour le matéralisme réductionniste le plus radical qui soit – une conception pour laquelle j’ai personnellement la plus profonde antipathie.
À l’opposé, Strassman, dans son exploration des mondes révélés par la DMT, soulève des questions fascinantes, abyssales même dès lors que l’on accepte de prendre la pente d’une réflexion approfondie de ce que son enquête révèle sur l’exploration des mondes parallèles auxquels la DMT nous donne accès. Par exemple dans DMT and the Source of Prophecy, il est question des nombreux parallèles qui existent entre l’expérience de la prophécie, telle qu’elle est relatée dans la tradition hébraïque, et l’expérience de la DMT. Outre de très nombreuses similitudes dans les contenus de l’expérience, le point de jonction le plus frappant concerne l’impression subjective de réalisme intense, plus réel que le réel. Dans la mini-série Netflix The Story of Moïse, cette affirmation est prise au sérieux et même si on peut douter de cette théâtralisation très hollywoodienne, il est intéressant de se représenter comment le dialogue avec le Dieu des Hébreux a pu prendre une tournure tout à fait concrète: le rapport à la transcendance est un véritable dialogue et on est très loin du long et difficile travail d’évocation de la non-dualité auquel on participe en écoutant Sam Harris. Cette quête désespére d’une immanence absolue fait notre fierté de contemporains d’une société moderne du 21ème siècle et je pense ne pas me tromper en disant que nous associons volontiers cette entreprise à la notion d’une certaine spiritualité qu’il s’agit de bien distinguer de ce que d’autres identifient à religion.
Mais ce qui nous échappe peut-être à nous, modernes, c’est que la transcendance, une notion que beaucoup qualifieraient volontiers de primitive, n’est pas juste une idée, c’est une expérience. Une expérience qui se déploie sur un plan de conscience alternatif à celui que nous connaissons habituellement, mais qui n’en est pas moins réel, plus réel que réel même, selon l’expression employée par de très nombreux témoignages.
On ne saurait trop insister sur l'importance de cette notion de réalité de l’expérience car d'après moi elle est absolument centrale pour tout qui envisage d'aborder la conscience avec un minimum de sophistication. C'est d'ailleurs l'absence de ce minimum de sophistication qui condamne à mes yeux Sam Harris, Daniel Dennett et consorts, eux qui tiennent pour seule réalité objective ce que nos 5 sens nous permettent de percevoir et/ou ce que la science actuelle nous permet de quantifier. En particulier, la notion très ancrée que le cerveau engendre à lui seul la conscience me semble hautement suspecte. Heureusement, je ne suis pas le seul. Mais douter de cette hypothèse entraîne inévitablement la remise en question de pans entiers de la science telle que nous la connaissons, sans parler du changement radical de perspective que cela implique nécessairement sur le plan personnel. John Mack, qui fut chef du département de psychiatrie à Harvard de 1977 à 2004, popularisa le concept de « choc ontologique » pour parler du traumatisme psychologique vécu par une catégorie de patients qui l'ont particulièrement intéressé pendant une bonne douzaine d'années: ceux, et ils sont nombreux, qui ont fait état de rencontres particulièrement perturbantes avec des « extraterrestres ».
Ces témoignages, que John Mack relate dans 2 livres: "Abduction: Human Encounters with Aliens" (1994) - et "Passport to the Cosmos: Human Transformation and Alien Encounters" (1999), je suis tombé dessus alors que je lisais Rick Strassman sur la DMT (DMT, the Spirit Molecule). Voici le passage en question: après avoir énuméré les nombreux parallèles entre un type particulièrement fréquent de « voyage » avec la DMT et les récits relatés par John Mack, il dit:
The resemblance of Mack’s account of the alien abductions of “experiencers” to the contacts described by our own volunteers is undeniable. How can anyone doubt, after reading our accounts in these last two chapters, that DMT elicits “typical” alien encounters? If presented with a record of several of our research subjects’ accounts, with all references to DMT removed, could anyone distinguish our reports from those of a group of abductees?
J’ai dévoré Human Encounters with Aliens. Jusque là, quand j’entendais parler de ces récits de kidnapping, je tournais la tête immédiatement tellement je trouvais ça ridicule. Mais l’éclairage intelligent et lucide de John Mack, nimbé de toute la respectabilité de son brillant parcours académique, force le respect. Et progressivement, je me suis engouffré dans une littérature dont je n’aurais jamais soupçonné la richesse. La diversité des expériences vécues, leur nombre, ainsi que leur récurrence à travers le temps et même à travers l’Histoire obligent à les considérer globalement comme un phénomène multiforme qui, même s’il déroute la plupart du temps, semble porter en lui une sorte de cohérence interne, un message.
Plongez dans cet univers et vous serez immanquablement pris de vertige. Vous serez tiraillé entre une remise en question inévitable de certains principes fondamentaux de la science contemporaine et un dégoût profond pour toutes sortes de théories abjectes qui néanmoins, parfois, tenteront de vous séduire par un clin d’œil raccoleur. L’ensemble des mythes fondateurs des grandes religions vous paraîtrons sous un jour nouveau, tantôt inquiétant, tantôt merveilleux. À coup sûr, vous reconnaîtrez la somme totale de l’inspiration nécessaire à l’élaboration de tous les scénarios de science-fiction possibles et imaginables. Mais surtout, immanquablement, votre rapport à la réalité, aux institutions, à la science sera irrémédiablement ébranlé.